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Lettre à Jean Jaures

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Lettre à Jean Jaures

Mon cher Jean,

Le bien nommé Villain t’a expédié ad patres, voici cent ans, la veille de la déclaration de guerre à la Russie par l’Allemagne, trois jours avant l’entrée de la France dans cet affrontement que tu repoussais, dont tu percevais l’horreur.

Auparavant, à Vaise, le 25 juillet, tu disais : « Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe : ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq, six armées de deux millions d’hommes. Quel massacre, quelle ruine, quelle barbarie ! »

Tu avais dénoncé l’engrenage, les complicités croisées, les contreparties que s’offraient les grandes puissances sur le dos des petites. A l’heure où tant de nains, hissés sur tes épaules de géant, se disputent mesquinement ton précieux héritage, mieux vaudrait te lire abondamment, sans te réduire à des citations tronquées. A Vaise encore : « A l’heure actuelle, nous sommes peut-être à la veille du jour où l’Autriche va se jeter sur les Serbes et alors l’Autriche et l’Allemagne se jetant sur les Serbes et les Russes, c’est l’Europe en feu, c’est le monde en feu.
Dans une heure aussi grave, aussi pleine de périls pour nous tous, pour toutes les patries, je ne veux pas m’attarder à chercher longuement les responsabilités. Nous avons les nôtres, Moutet l’a dit et j’atteste devant l’Histoire  que nous les avions prévues, que nous les avions annoncées ; lorsque nous avons dit que pénétrer par la force, par les armes au Maroc, c’était ouvrir l’ère des ambitions, des convoitises et des conflits, on nous dénoncés comme de mauvais Français et c’est nous qui avions le souci de la France. »

L’Europe était à un tournant historique, sans le savoir vraiment. C’était la révolution ou la guerre, selon Fernand Braudel (Grammaire des civilisations, Arthaud-Flammarion, 1987, p. 428)
A telle enseigne que la soldatesque impériale assassina Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, le 15 janvier 1919, pour que la Révolution ne succède certainement pas à la guerre. Des deux côtés du Rhin, la Grande boucherie commence et s’achève en assassinats de pacifistes : logique tragique.

Les bellicistes allemands et français, mon cher Jean, te tenaient à l’écart. Réclamant parfois ta tête, appelant à ton assassinat. En 1905, le Reich t’interdit  l’entrée sur le territoire allemand, où tu devais participer à une réunion pacifiste de socialistes. Le prétexte en fut le risque que les socialistes allemands ne s’en prennent aux « intérêts nationaux ». Lesquels ? Ceux des marchands de canons ? Ton beau discours, à défaut d’être entendu, sera lu dans l’Humanité et dans le Vowärts. Tu écris : « La concurrence économique de peuple à peuple et d’individu à individu, l’appétit du gain, le besoin d’ouvrir à tout prix, même à coups de canon, des débouchés nouveaux pour dégager la production capitaliste, encombrée et comme étouffée sous son propre désordre, tout cela entretient l’humanité à l’état de guerre permanente et latente ; ce qu’on appelle la guerre n’est que l’explosion de ce feu souterrain qui circule dans toutes les veines de la planète, et lui est la fièvre chronique et profonde de toute vie. »

Nous en sommes toujours là, mon cher Jean.


Gabriel Galice, Berne, le 31 juillet 2014.





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