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  • Livre Pauvres en droits, écrit par Irene Khan, ex-secrétaire générale d'Amnesty. Analphabétisme, insécurité, exclusion: la pauvreté est l'illustration du pire en matière de droits humains. Pour Irene Khan, il est nécessaire, possible - et urgent - de sortir les populations pauvres de ce cercle vicieux.

L'Art d'ignorer les pauvres »

Préface de Serge Halimi

L'Art d'ignorer les pauvres
  

« Il y a deux manières de favoriser le retour au travail des chômeurs, expliquait en 2010 l’hebdomadaire libéral The Economist. L’une est de rendre inconfortable ou précaire la vie de ceux qui reçoivent une allocation chômage ; l’autre consiste à faire que la perspective d’un emploi devienne viable et attirante. » La question de la « viabilité » d’une recherche d’emploi est cependant posée quand le taux de chômage atteint ou dépasse les 10 %. Et l’« attrait » du travail salarié décline quand les rémunérations se tassent, quand le stress et les pressions se multiplient. Reste alors à rendre encore plus « inconfortable ou précaire » le sort des chômeurs.

Telle est la stratégie que les libéraux au pouvoir et les organisations économiques internationales poursuivent depuis une trentaine d’années. Les articles de John Galbraith et de Laurent Cordonnier le rappellent avec une ironie ajustée au cynisme qu’ils exposent. Avec le texte bien antérieur de Jonathan Swift (1729) qui conseillait aux pauvres d’échapper à la misère en saignant leurs enfants afin de les commercialiser sous forme de « nourrisson de boucherie », plutôt que de se saigner eux-mêmes à élever leur progéniture au risque de la voir ensuite déraper dans le crime et servir de gibier de potence, on passe de l’ironie à l’humour sardonique.

L’intérêt d’un tel registre tient à ce qu’il nous éclaire en nous épargnant l’emphase indignée, les émollientes pleurnicheries. Car qu’il s’agisse des propriétaires fonciers irlandais, des économistes de l’école de Chicago entourant Ronald Reagan, ou de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), leur opposer une protestation morale, faire appel à leurs sentiments n’aurait guère de sens. Riches, instruits, intelligents (le plus souvent...), c’est en effet en connaissance de cause qu’ils défendent une philosophie sociale conçue à leur avantage et qui, sans qu’on la caricature trop, se résume presque toujours ainsi : les riches seraient plus entreprenants s’ils payaient moins d’impôts ; les pauvres seraient plus travailleurs s’ils recevaient moins de subsides.

Des parrains aussi anciens que prestigieux fondent cette doctrine. Emissaire de la révolution américaine à Paris et rédacteur de la Déclaration d’indépendance, Benjamin Franklin estimait dès 1766 que, « plus on organise des secours publics pour prendre soin des pauvres, moins ils prennent soin d’eux-mêmes et, naturellement, plus ils deviennent misérables. Au contraire, moins on fait pour eux, plus ils font pour eux-mêmes, et mieux ils se tirent d’affaire. » En somme, abandonner les indigents à leur sort serait un moyen de leur rendre service. L’avarice devient ainsi une forme intellectuellement avancée de générosité humaine voire, osons le mot, d’aide sociale.

En temps ordinaires, une théorisation aussi aboutie de l’égoïsme serait déjà presque irrésistible. Que dire alors des temps de crise, des moments où la plupart des gouvernants nous serinent que « les caisses sont vides », qu’un endettement croissant menacerait « l’avenir de nos enfants » ? Instruit du danger collectif, de l’urgence de « faire des sacrifices », chacun imagine alors assez volontiers que, même en période d’austérité, il serait, lui, mieux remboursé de ses soins (lorsqu’il tombe malade), mieux compensé au cours de ses périodes d’inactivité (quand il devient chômeur), si d’autres, forcément moins méritants, ne l’étaient pas autant.

On le sait assez : sitôt que la confiance en l’avenir se lasse, que les murs se referment sur eux, les gens se dressent les uns contre les autres - surtout s’ils se côtoient et se concurrencent pour un même type d’emploi, de logement, d’école. Le soupçon que son niveau de vie médiocre ou le montant excessif de ses impôts s’expliqueraient par les avantages innombrables dont bénéficieraient les « assistés » alimente un baril de ressentiments que la moindre étincelle peut faire exploser. Les pyromanes ne manquent pas. En un sens, les rationalisations distinguées du Fonds monétaire international (FMI), de l’OCDE, des « boîtes à idées » ou de la Banque centrale européenne ont pour vocation d’encourager les gouvernants et les journalistes à frotter l’allumette.

Alors, sus aux parasites ! Le « devoir d’informer » va se charger de nous détailler la vie de château qu’ils mènent. « Quand on est RMiste, relevait ingénument Le Point du 28 septembre 2006, on a aussi droit à : l’allocation-logement à temps plein ; la suspension de ses dettes fiscales ; l’exonération de sa taxe d’habitation, de sa redevance, de sa cotisation à la couverture-maladie universelle ; l’accès gratuit à la complémentaire santé de la CMU ; la prime de Noël ; le tarif téléphonique social ; la réduction dans les transports, la gratuité des musées, diverses allocations supplémentaires (en fonction de son lieu d’habitation). »

Le 4 juin 2011, Le Figaro Magazine réservait à son tour sa une à une périlleuse « Enquête sur la France des assistés : ces ‘allocs’ qui découragent le travail ». La couverture représentait un jeune homme vigoureux qui, sans doute bercé par la sollicitude de l’Etat-providence, somnolait dans un hamac tricolore. De fait, si ce fainéant touchait le revenu de solidarité active (RSA), il empochait alors d’un coup la somme rondelette de 467 € par mois (700 € pour un couple sans enfant dans la même situation). RSA, « un boulet dont le coût dépasse 10 milliards d’euros », relevait donc Le Figaro Magazine, toujours précis. « Le ras-le bol monte dans les départements », mais les Alpes-Maritimes « se dotent d’une brigade antifraude au RSA, une première en France » se réjouissait-il ensuite dans un encadré nous signalant que « seize contrôleurs sont chargés de vérifier les factures d’eau, de téléphone et d’électricité. Ils travaillent avec la Caisse d’allocations familiales et peuvent croiser divers fichiers administratifs. »

Ni M. François Pinault, propriétaire du Point, ni M. Serge Dassault, propriétaire du Figaro, n’ont habitué les lecteurs de leurs publications à entourer d’autant de faveurs les contrôles de l’Etat, qu’en général ils jugent tatillons, bureaucratiques, inquisitoriaux, surtout quand ceux-ci concernent les grosses entreprises et les riches. Mais il est vrai que MM. Pinault et Dassault comptent au nombre des cent plus grosses fortunes du monde... Avec 11,5 milliards de dollars pour le premier, 9,3 milliards de dollars pour le second, l’un et l’autre disposent d’un montant presque équivalent à ce que coûte chaque année le RSA pour la totalité des Français.

Dès juillet 1984, lors de la convention du parti démocrate de San Francisco, le gouverneur de New York, Mario Cuomo, dressait l’acte d’accusation d’un individualisme libéral qui, Ronald Reagan aidant, avait déjà le vent dans les voiles : « La différence entre démocrates et républicains a toujours été mesurée en termes de courage et de confi ance. Les républicains pensent que le convoi n’atteindra jamais son objectif à moins que certains vieux, certains jeunes, certains faibles ne soient abandonnés sur les bas-côtés de la route. Nous, démocrates, croyons qu’il est possible d’arriver à bon port avec toute la famille intacte. Et nous y sommes parvenus à plusieurs reprises. Nous avons commencé lorsque Roosevelt se dressa de sa chaise roulante pour relever une nation à genoux. Wagon après wagon, frontière après frontière, toute la famille à bord. Chaque fois tendant la main à ceux qui voulaient monter dans notre convoi. Pendant cinquante ans, nous les avons tous menés à bon port, vers plus de sécurité, de dignité et de richesse. N’oublions pas que nous y sommes parvenus parce que notre nation avait confiance en elle. »

Un mois plus tard à Dallas, Phil Gramm lui répondait lors de la convention du parti républicain. Pour cet économiste, qui jouerait plus tard un rôle clé dans la (désastreuse) déréglementation financière américaine, la « famille d’Amérique » de Cuomo ne constituait qu’une ruse sémantique permettant de ne pas parler de l’Etat prédateur. Quant au convoi solidaire qu’avait évoqué le gouverneur de New York, il n’atteindrait jamais sa destination, car la locomotive n’avançait plus tant le train qu’elle tirait était bondé : « Il y a, résuma Phil Gramm, deux catégories d’Américains : ceux qui tirent les wagons et ceux qui s’y installent sans rien débourser, ceux qui travaillent et paient des impôts, et ceux qui attendent que l’Etat les prenne à sa charge. » Conclusion : il fallait débarquer les oisifs et les parasites dans une prairie ou dans le désert si on escomptait encore que la locomotive américaine retrouve sa vitesse de croisière et reprenne son périple vers la nouvelle frontière. Question discours, celui de Mario Cuomo marqua les mémoires ; nul ou presque ne se souvient des propos de Phil Gramm. Soit, mais cette année-là, Ronald Reagan remporta l’élection dans quarante-neuf des cinquante Etats...

La crise financière a porté à son acmé la consternation qu’occasionnent chez les riches les prodigalités déversées sur les pauvres. Dorénavant c’est la majorité de la population qui figure dans la ligne de mire des possédants. Car, ainsi que l’explique Laurent Cordonnier dans cet ouvrage, il s’agit pour eux de diviser le salariat afin de le vaincre tranche après tranche. Ils commencent donc par sa fraction la moins organisée, les chômeurs et les travailleurs immigrés, se réservant pour la fin l’aile la plus coriace, la plus syndicalisée. Isolée, jalousée, dépourvue d’alliés, comment parviendrait elle à défendre très longtemps ce qu’elle a autrefois conquis, et que l’OCDE, les patronats, les gouvernements et les médias ont décrété « privilèges » ?

Il en est pourtant de plus appréciables... Ainsi, depuis 2009, grâce à des injections plantureuses d’argent public, les banques ont retrouvé leurs couleurs. Elles émergent même de la crise financière plus puissantes qu’avant, plus susceptibles encore de prendre les Etats « en otage » lors d’une prochaine tempête. Et elles invoquent le poids de l’endettement, astucieusement mis entre parenthèses tant qu’il fallait débourser des montants dépassant l’entendement pour sauver Goldman Sachs, la Deutsche Bank ou BNP Paribas, comme prétexte... au démantèlement de la protection sociale et des services publics.

On ne sait pas trop si, vivant aujourd’hui, Swift aurait dû forcer son talent pour décrire la juxtaposition audacieuse d’une pratique laxiste amputant les recettes fiscales au profit des riches et d’un discours de « rigueur » visant à refouler les dépenses budgétaires de l’Etat-providence. En France, par exemple, depuis l’élection de M. Nicolas Sarkozy, la droite a successivement réduit les droits de succession, résolu d’éliminer la taxe professionnelle acquittée par les entreprises, et divisé par trois le taux d’imposition des fortunes supérieures à 3 millions d’euros. Le rapporteur général du budget, M. Gilles Carrez (UMP), a précisé par ailleurs que « les plus grandes entreprises, celles de plus de 2,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, paient entre 15 et 20 % de l’impôt sur les sociétés, alors qu’elles réalisent entre 50 et 70 % du chiffre d’affaires ». Ainsi, Total, dont le résultat net atteignait 10,5 milliards d’euros en 2010, n’a pas payé d’impôt sur les sociétés cette année-là. On conçoit donc volontiers qu’un ministre français, M. Laurent Wauquiez, ait dénoncé le « cancer » de l’« assistanat ». Magnanime avec Total, son gouvernement a cependant su récupérer 150 millions d’euros ailleurs, en fiscalisant les indemnités journalières versées aux victimes d’accident du travail.

Swift suggérait qu’à défaut d’être dévorés à temps, les enfants de pauvres importuneraient les passants et dès l’âge de six ans s’emploieraient à les détrousser. En revanche, insistait-il, un « nourrisson de boucherie engraissé à point fournira quatre plats d’une viande excellente ». Devant une telle alternative, comment hésiter ? Le satiriste irlandais ne connaissait pas les textes de l’OCDE, mais déjà à son époque les libéraux proclamaient que la loi du marché celle qui, dans l’Irlande du XIXe siècle, occasionnerait une des plus meurtrières famines de l’histoire de l’humanité résoudrait tous les problèmes, y compris ceux de la surpopulation. Une seule condition : qu’on la laisse jouer à plein. Ceux qui proposaient autre chose ne pouvaient être que de doux rêveurs ou de dangereux agitateurs.

Invoquer l’évidence, l’absence de choix réel, constitue un procédé familier pour garantir que des réformes, parfois un peu bourrues, se déploieront sans résistance. Ainsi, plutôt que de se résoudre, très raisonnablement, à accommoder « un jeune enfant en bonne santé et bien nourri sous forme de fricassée ou en ragoût », des écervelés ne risquaient ils pas à l’époque de proposer de sortir de la misère irlandaise grâce à une fiscalité nouvelle, des droits de douane, une réforme agraire ? Face à des suggestions aussi démentes, hurluberlues, utopiques, le satiriste imaginait cette réplique qui sonne encore aujourd’hui comme un appel à l’action : « Qu’on ne vienne pas me parler de ces expédients ni d’autres mesures du même ordre, tant qu’il n’existe pas le moindre espoir qu’on puisse tenter un jour, avec vaillance et sincérité, de les mettre en pratique. »

Certains de ces expédients utopiques ont sans doute été mis en pratique puisque les repas irlandais n’incluent toujours pas dans leurs menus les mets « excellents et nourrissants » que Swift avait autrefois imaginés.

Source: Monde diplomatique - http://boutique.monde-diplomatique.fr/preface-galbraith



Derrière la fatalité, l’épuration sociale


L’art d’ignorer les pauvres

Chaque catastrophe « naturelle » révèle, s’il en était besoin, l’extrême fragilité des classes populaires, dont la vie comme la survie se trouvent dévaluées. Pis, la compassion pour les pauvres, affichée au coup par coup, masque mal que de tout temps des penseurs ont cherché à justifier la misère – en culpabilisant au besoin ses victimes – et à rejeter toute politique sérieuse pour l’éradiquer.
Par John Kenneth Galbraith

Je voudrais livrer ici quelques réflexions sur l’un des plus anciens exercices humains : le processus par lequel, au fil des années, et même au cours des siècles, nous avons entrepris de nous épargner toute mauvaise conscience au sujet des pauvres. Pauvres et riches ont toujours vécu côte à côte, toujours inconfortablement, parfois de manière périlleuse. Plutarque affirmait que « le déséquilibre entre les riches et les pauvres est la plus ancienne et la plus fatale des maladies des républiques ». Les problèmes résultant de cette coexistence, et particulièrement celui de la justification de la bonne fortune de quelques-uns face à la mauvaise fortune des autres, sont une préoccupation intellectuelle de tous les temps. Ils continuent de l’être aujourd’hui.

Il faut commencer par la solution proposée par la Bible : les pauvres souffrent en ce bas monde, mais ils seront magnifiquement récompensés dans l’autre. Cette solution admirable permet aux riches de jouir de leur richesse tout en enviant les pauvres pour leur félicité dans l’au-delà.

Bien plus tard, dans les vingt ou trente années qui suivirent la publication, en 1776, des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations – à l’aube de la révolution industrielle en Angleterre –, le problème et sa solution commencèrent à prendre leur forme moderne. Un quasi-contemporain d’Adam Smith, Jeremy Bentham (1748-1832), inventa une formule qui eut une influence extraordinaire sur la pensée britannique et aussi, dans une certaine mesure, sur la pensée américaine pendant cinquante ans : l’utilitarisme. « Par principe d’utilité, écrivit Bentham en 1789, il faut entendre le principe qui approuve ou désapprouve quelque action que ce soit en fonction de sa tendance à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie dont l’intérêt est en jeu. » La vertu est, et même doit être, autocentrée. Le problème social de la coexistence d’un petit nombre de riches et d’un grand nombre de pauvres était réglé dès lors que l’on parvenait « au plus grand bien pour le plus grand nombre ». La société faisait de son mieux pour le maximum de personnes, et il fallait accepter que le résultat soit malheureusement très déplaisant à l’encontre de ceux, très nombreux, pour lesquels le bonheur n’était pas au rendez-vous.

En 1830, une nouvelle formule, toujours d’actualité, fut proposée pour évacuer la pauvreté de la conscience publique. Elle est associée aux noms du financier David Ricardo (1772-1823) et du pasteur anglican thomas Robert Malthus (1766-1834) : si les pauvres sont pauvres, c’est leur faute – cela tient à leur fécondité excessive. Leur intempérance sexuelle les a conduits à proliférer jusqu’aux limites des ressources disponibles. Pour le malthusianisme, la pauvreté ayant sa cause dans le lit, les riches ne sont pas responsables de sa création ou de sa diminution.

Au milieu du XIXe siècle, une autre forme de déni connut un grand succès, particulièrement aux Etats-Unis : le « darwinisme social », associé au nom de Herbert Spencer (1820-1903). Pour ce dernier, dans la vie économique comme dans le développement biologique, la règle suprême était la survie des plus aptes, expression que l’on prête à tort à Charles Darwin (1809-1882). L’élimination des pauvres est le moyen utilisé par la nature pour améliorer la race. La qualité de la famille humaine sort renforcée de la disparition des faibles et des déshérités.

L’un des plus notables porte-parole américains du darwinisme social fut John D. Rockefeller, le premier de la dynastie, qui déclara dans un discours célèbre : « La variété de rose “American Beauty” ne peut être produite dans la splendeur et le parfum qui enthousiasment celui qui la contemple qu’en sacrifiant les premiers bourgeons poussant autour d’elle. Il en va de même dans la vie économique. Ce n’est là que l’application d’une loi de la nature et d’une loi de Dieu. »

Au cours du XXe siècle, le darwinisme social en vint à être considéré comme un peu trop cruel : sa popularité déclina et, quand on y fit référence, ce fut généralement pour le condamner. Lui succéda un déni plus amorphe de la pauvreté, associé aux présidents Calvin Coolidge (1923-1929) et Herbert Hoover (1929-1933). Pour eux, toute aide publique aux pauvres faisait obstacle au fonctionnement efficace de l’économie. Elle était même incompatible avec un projet économique qui avait si bien servi la plupart des gens. Cette idée qu’il est économiquement dommageable d’aider les pauvres reste présente. Et, au cours de ces dernières années, la recherche de la meilleure manière d’évacuer toute mauvaise conscience au sujet des pauvres est devenue une préoccupation philosophique, littéraire et rhétorique de première importance. C’est aussi une entreprise non dépourvue d’intérêt économique.

Des quatre ou peut-être cinq méthodes en cours pour garder bonne conscience en la matière, la première est le produit d’un fait incontestable : la plupart des initiatives à prendre en faveur des pauvres relèvent, d’une manière ou d’une autre, de l’Etat. On fait alors valoir qu’il est par nature incompétent, sauf quand il s’agit de gérer le Pentagone et de passer des marchés publics avec des firmes d’armements. Puisqu’il est à la fois incompétent et inefficace, on ne saurait lui demander de se porter au secours des pauvres : il ne ferait que mettre davantage de pagaille et aggraverait encore leur sort.
Un mécanisme de déni psychologique

Nous vivons une époque où les allégations d’incompétence publique vont de pair avec une condamnation générale des fonctionnaires, à l’exception, on ne le dira jamais assez, de ceux travaillant pour la défense nationale. La seule forme de discrimination toujours autorisée – pour être plus précis, encore encouragée – aux Etats-Unis est la discrimination à l’endroit des employés du gouvernement fédéral, en particulier dans les activités relevant de la protection sociale. Nous avons de grandes bureaucraties d’entreprises privées, regorgeant de bureaucrates d’entreprise, mais ces gens-là sont bons. La bureaucratie publique et les fonctionnaires sont mauvais.

En fait, les Etats-Unis disposent d’une fonction publique de qualité, servie par des agents compétents et dévoués, honnêtes dans leur quasi-totalité, et peu enclins à se laisser surfacturer des clés à molette, des ampoules électriques, des machines à café et des sièges de toilettes par les fournisseurs. Curieusement, quand de telles turpitudes se produisirent, ce fut au Pentagone... Nous avons presque éliminé la pauvreté chez les personnes âgées, grandement démocratisé l’accès à la santé et aux soins, garanti aux minorités l’exercice de leurs droits civiques, et beaucoup fait pour l’égalité des chances en matière d’éducation. Voilà un bilan remarquable pour des gens réputés incompétents et inefficaces. Force est donc de constater que la condamnation actuelle de toute action et administration gouvernementales est en réalité l’un des éléments d’un dessein plus vaste : refuser toute responsabilité à l’égard des pauvres.

La deuxième méthode s’inscrivant dans cette grande tradition séculaire consiste à expliquer que toute forme d’aide publique aux indigents serait un très mauvais service à leur rendre. Elle détruit leur moral. Elle les détourne d’un emploi bien rémunéré. Elle brise les couples, puisque les épouses peuvent solliciter des aides sociales pour elles-mêmes et leurs enfants, une fois qu’elles se retrouvent sans mari. Il n’existe absolument aucune preuve que ces dommages soient supérieurs à ceux qu’entraînerait la suppression des soutiens publics. Pourtant, l’argument selon lequel ils nuisent gravement aux déshérités est constamment ressassé, et, plus grave, cru. C’est sans doute la plus influente de nos fantasmagories.

Troisième méthode, liée à la précédente, pour se laver les mains du sort des pauvres : affirmer que les aides publiques ont un effet négatif sur l’incitation à travailler. Elles opèrent un transfert de revenus des actifs vers les oisifs et autres bons à rien, et, de ce fait, découragent les efforts de ces actifs et encouragent le désœuvrement des paresseux. L’économie dite de l’offre est la manifestation moderne de cette thèse. Elle soutient que, aux Etats-Unis, les riches ne travaillent pas parce que l’impôt prélève une trop grande part de leurs revenus. Donc, en prenant l’argent des pauvres et en le donnant aux riches, nous stimulons l’effort et, partant, l’économie. Mais qui peut croire que la grande masse des pauvres préfère l’assistance publique à un bon emploi ? Ou que les cadres dirigeants des grandes entreprises – personnages emblématiques de notre époque – passent leur temps à se tourner les pouces au motif qu’ils ne sont pas assez payés ? Voilà une accusation scandaleuse contre le dirigeant d’entreprise américain, qui, de notoriété publique, travaille dur.

La quatrième technique permettant de se soulager la conscience est de mettre en évidence les effets négatifs qu’une confiscation de leurs responsabilités aurait sur la liberté des pauvres. La liberté, c’est le droit de dépenser à sa guise, et de voir l’Etat prélever et dépenser le minimum de nos revenus. Ici encore, le budget de la défense nationale mis à part. Pour reprendre les propos définitifs du professeur Milton Friedman (1), « les gens doivent être libres de choisir ».

C’est sans doute la plus révélatrice de toutes les arguties, car quand il s’agit des pauvres, on n’établit plus aucune relation entre leurs revenus et leur liberté. (Le professeur Friedman constitue une fois de plus une exception car, par le biais de l’« impôt négatif », qu’il recommande, il garantirait un revenu universel minimum.) Chacun conviendra pourtant qu’il n’existe pas de forme d’oppression plus aiguë, pas de hantise plus continue que celles de l’individu qui n’a plus un sou en poche. On entend beaucoup parler des atteintes à la liberté des plus aisés quand leurs revenus sont diminués par les impôts, mais on n’entend jamais parler de l’extraordinaire augmentation de la liberté des pauvres quand ils ont un peu d’argent à dépenser. Les limitations qu’impose la fiscalité à la liberté des riches sont néanmoins bien peu de chose en regard du surcroît de liberté apporté aux pauvres quand on leur fournit un revenu.

Enfin, quand tous les raisonnements précédents ne suffisent plus, il reste le déni psychologique. Il s’agit d’une tendance psychique qui, par des biais variés, nous conduit par exemple à éviter de penser à la mort. Elle amène beaucoup de gens à éviter de penser à la course aux armements, et donc à la ruée vers la probable extinction de l’humanité. Le même mécanisme est à l’œuvre pour s’épargner de penser aux pauvres, qu’ils soient en Ethiopie, dans le sud du Bronx ou à Los Angeles. Concentrez-vous sur quelque chose de plus agréable, nous conseille-t-on alors.

Telles sont les méthodes auxquelles nous avons recours pour éviter de nous préoccuper du sort des pauvres. Toutes, sauf peut-être la dernière, témoignent d’une grande inventivité dans la lignée de Bentham, Malthus et Spencer. La compassion, assortie d’un effort de la puissance publique, est la moins confortable et la moins commode des règles de comportement et d’action à notre époque. Mais elle reste la seule compatible avec une vie vraiment civilisée. Elle est aussi, en fin de compte, la règle la plus authentiquement conservatrice. Nul paradoxe à cela. Le mécontentement social et les conséquences qu’il peut entraîner ne viendront pas de gens satisfaits. Dans la mesure où nous pourrons rendre le contentement aussi universel que possible, nous préserverons et renforcerons la tranquillité sociale et politique. N’est-ce pas là ce à quoi les conservateurs devraient aspirer avant tout ?

(Ce texte a été publié pour la première fois dans le numéro de novembre 1985 de Harper’s Magazine.)
John Kenneth Galbraith

 
 
 
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