ACTE DE MEDIATION
- L’Acte de Médiation donné par le premier consul Bonaparte aux suisses en 1803
- La fin d’un Ancien Régime sclérosé en discorde
- Une révolution partie de la terre vaudoise
- L’intérêt pour Bonaparte de s’assurer le passage des Alpes
- Indépendants des Habsbourg mais contrôlés par la France
- Douloureuse recherche d’une Constitution
- Une médiation génitrice d’une Suisse moderne
- Une neutralité bienvenue
- Epilogue
L’Acte de Médiation donné par le premier consul Bonaparte aux suisses en 1803
Cela est admis, l’enseignement de l’histoire est tributaire des besoins momentanés des gouvernants et des peuples concernés. Ainsi, pour conforter l’esprit national d’une Suisse nouvelle, dont l’acte de naissance officiellement admis est la Constitution de 1848, la tendance a été de présenter une démocratie suisse remontant en droite ligne au Serment du Grütli de 1291. Par la suite, il devenait difficile de faire admettre, qu’à un moment tragique de son histoire, un médiateur étranger avait sauvé la Suisse de la déliquescence et de l’éclatement~ en lui donnant de nouvelles institutions convenant à ses particularités, ce qui lui ouvrait un avenir meilleur.
Voilà pourquoi nos maîtres de l’enseignement primaire et secondaire ont souvent traversé, comme chat sur braises, cette période de 1798 à 1813 dans laquelle s’insère l’Acte de médiation donné aux Suisses par le Premier consul Bonaparte. Cette négligence est regrettable, car la phase de gestation de notre Suisse moderne recèle de précieux enseignements pour, aujourd’hui, repenser une Suisse adaptée à un monde en complète transformation.
Pour comprendre les raisons et les conséquences de cette médiation du Premier consul Bonaparte, le plus judicieux est de suivre la chronologie des événements qui l’entourent.
La fin d’un Ancien Régime sclérosé en discorde
Au 18e siècle, la Suisse a bien oublié les principes d’égalité et de solidarité des Waldstätten de 1291. Une oligarchie aristocratique s’est progressivement imposée à ces villes-Etats que sont les cantons urbains. De fait, leurs liens avec les cantons ruraux se sont distendus. En annexe, il y a les cantons alliés ou sujets: des bailliages communs. Cet ensemble hétéroclite se maintient à condition que rien ne change. C’est précisément ce qui exaspère des patriotes aiguillonnés par la Révolution française. Plusieurs de ceux-ci signent une pétition demandant au Directoire de la jeune République française d’intervenir directement, en Suisse, afin d’aider à l’avènement de la démocratie à la place d’un Ancien Régime sclérosé et, en particulier, de libérer le Pays de Vaud de la tutelle des baillis bernois.
Cette supplique est transmise le 9 décembre 1797 par Frédéric-César de La Harpe, docteur en droit. Ce Vaudois, franc-maçon éminent, a souffert de la domination bernoise; il s’est expatrié en Russie, où il fut précepteur des deux filles de Catherine II, puis colonel au service du tsar. Ces relations lui seront utiles plus tard, après la défaite de l’empereur Napoleon, lorsque l’Europe se réorganise et que Berne tente alors de rétablir ses prérogatives sur ses anciens bailliages.
En réponse à la pétition reçue, le Directoire place les habitants du Pays de Vaud sous la protection de la France par arrêté du 28 décembre 1797.
Pour estimer l’affaissement de cette Suisse ancien régime et de ses territoires alliés ou sujets, il convient de rappeler certains événements significatifs.
En mai 1797, les bailliages communs des Ligues grisonnes (la Valteline, Chiavenna et Bornino) se sont soulevés, encouragés par les victoires remportées en Italie du Nord par le général Bonaparte, porteur des idéaux révolutionnaires. Sollicité pour intervenir en tant que médiateur, celui-ci propose la formation, au sein des Grisons, d’une quatrième ligue constituée avec ces pays sujets. Devant les atermoiements des trois Ligues, Bonaparte annexe ces trois vallées à la République cisalpine qu’il vient de créer. A mi-décembre 1797, ce sera au tour de la partie sud de l’évêché de Bâle, intégré dans le système neutre de la Suisse, d’être envahie par les troupes françaises. Chaque fois, les Confédérés en dissension ne réagiront pas. Peu avant, venant de Milan, le général victorieux Bonaparte avait traversé la Suisse, du 1 3 au 24 novembre 1797, pour se rendre à Rastadt où allait se tenir le congrès du Saint Empire romain germanique. Il avait été fêté en héros, surtout dans les territoires assujettis qui aspirent à leur émancipation.
Ce parcours triomphal fait aussi comprendre à Bonaparte l’importance, pour la France, d’une Suisse neutre mais contrôlée, formant un bastion extérieur sur son flanc sud-est, la protégeant de l’Autriche. Dès lors, il va oeuvrer pour la réalisation d’une Suisse conforme à cette idée.
De retour sur les bords de la Seine, le général victorieux qui, dès lors, a sous ses ordres pratiquement toutes les forces armées de la République, convainc le Directoire de ses projets d’une République helvétique intégrée dans le système défensif français.
Bonaparte convoque ensuite à Paris Peter Ochs, qu’il a rencontré à Bâle au cours de son voyage à Rastadt. Ce fils de notables, qui a étudié le droit et la philosophie des Lumières à Bâle et à Leyde, est un franc-maçon actif; il fut chancelier d’Etat en 1790, puis membre du Gouvernement bâlois en 1796; il est un partisan enthousiaste des idées nouvelles véhiculées par la Révolution. Bonaparte veut en faire son homme de confiance et l’instrument de ses visées helvétiques. A sa demande, Ochs ébauche un projet de Constitution; il sera très modifié par les juristes du Directoire pour convenir à un système centralisé. Cette mouture deviendra la première Constitution de la République helvétique. Le Premier consul Bonaparte comprendra assez vite qu’elle est inadaptée aux Suisses; sans scrupules, il en rendra Ochs responsable.
Une révolution partie de la terre vaudoise
La révolte éclate dans le Pays de Vaud le 24 janvier 1798 ; une République lémanique est proclamée. Ils sont nombreux, les maçons qui se sont investis dans ce mouvement révolutionnaire. Comprenant que les bouleversements s’opèrent sans eux, les troupes françaises massées aux frontières provoquent un incident et pénètrent, quinze jours plus tard, en terre vaudoise. De janvier à mars 1798, c’est au tour des cantons suisses de connaître la révolte. Les territoires assujettis s’émancipent. Début mars, les soldats du Directoire envahissent Fribourg et Soleure; ils engagent la bataille contre les troupes bernoises au Grauholz le 5 mars. Le soir même, ils sont à Berne et volent le trésor de la ville; celui-ci ne servira pas à financer le projet abandonné d’invasion de la Grande-Bretagne mais, paraît-il, la campagne d’Egypte. Affront suprême, les ours, vivants symboles de Berne, sont transférés à Paris.
Le 12 avril (1798), Pierre Ochs, devenu président du Sénat helvétique, proclame du balcon de l’Hôtel de Ville d’Aarau la fondation de la République helvétique. En contradiction avec les mentalités et les traditions des Confédérés, elle est «une, indivisible, démocratique et représentative ».
Cet Etat centralisé à l’extrême vivotera au gré des tentatives de putsch. La tragédie est latente; elle éclate entre août et septembre 1798 avec le soulèvement violent des cantons de Suisse centrale. La répression sera cruelle, particulièrement dans le Nidwald, où des ecclésiastiques excitent hommes et femmes à se jeter sur les soldats français. Stans sera brûlé. Johann Heinrich Pestalozzi, pédagogue disciple de Jean-Jacques Rousseau, peut-être initié à la Maçonnerie, qui a signé la demande d’intervention de la France républicaine en Suisse, accourt pour secourir avec efficacité les orphelins.
Bonaparte ne voulait surtout pas combattre ces rudes Waldstätten épris de liberté qui lui rappelaient les montagnards de sa Corse. Les historiens qui, en cette année 2003, ont fouillé cette période de la Médiation, n’ont pas réussi à préciser la responsabilité de ces massacres. Est-ce le fanatisme de religieux ? Est-ce une information déficiente d’officiers ? L’eau-de-vie en est peut-être la cause ; on sait que les soldats de la République, du Directoire et de l’Empire français en ingurgitaient souvent beaucoup, ce qui les rendait exaltés et méchants.
Le 21 avril 1799, les trois Ligues rhétiques sont intégrées dans la République helvétique. Un coup d’Etat des républicains modérés survient le 7 janvier 1800; il évince de La Harpe et met fin au Directoire helvétique. L’affrontement est constant entre fédéralistes qui veulent restaurer une confédération d’Etats) et les unitaires partisans du système centralisé de la Constitution de 1798. Les troupes françaises répriment les insurrections contraires aux intérêts de leur République. Et surtout, la guerre, qui dès 1799 oppose à nouveau l’Autriche et la Russie à la France, ravage le centre de la Suisse. Les deux batailles de Zurich, le passage époustouflant des Alpes par le Saint-Gothard des soldats russes du Feld-maréchal Souvorov, leur retraite par l’est de la Suisse après leur défaite face aux troupes françaises de Masséna, sèment la désolation. La confusion est grande, la fin tragique du philosophe zurichois Johann Kaspar Lavater l’illustre. Ce ministre des Saintes Ecritures, franc-maçon éminent, inventeur de la physiognomonie, est d’abord favorable aux idéaux de la Révolution française; il dénonce cependant la conception erronée de cette République helvétique trop centralisée. Exilé à Bâle, il revient malgré tout à Zürich. Alors qu’il soigne des soldats français blessés ou exténués par les affrontements, il est tué par l’un d’eux qui lui reproche le contenu soi-disant contre-révolutionnaire de ses prêches.
L’intérêt pour Bonaparte de s’assurer le passage des Alpes
Utilisant son prestige personnel, sans révéler ses intentions futures, Bonaparte organise le coup d’Etat du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) contre le Directoire, avec l’aide de Sieyès, Talleyrand, Fouché, Murat et de son frère Lucien. Il devient un Premier consul faiblement assisté de Cambacérès et de Lebrun. Le Président Pascal Couchepin, dans son récent ouvrage «Je crois à la politique », révèle que ce putsch aurait été financé par des banquiers suisses, tout comme le coup d’Etat de Napoléon III.
Sans tarder, le Premier consul entreprend une action militaire qui va conforter son prestige. Le 28 mai 1800, il franchit le col du Grand-Saint-Bernard, accompagné d’une armée de réserve qui vient d’être levée. Elle se compose de 45.000 hommes, 6.000 chevaux, 750 mulets, 300 véhicules du train, 30 canons et 8 obusiers. Dans la Vallée d’Aoste, Bonaparte esquive le fort de Bard, fonce sur Marengo où, aidé par les troupes de Dessaix et la cavalerie de Kellermann, il remporte sur les Autrichiens une demi-victoire que le communiqué officiel et la presse contrôlée transforment en éclatante victoire. On l’a dit, l’aigle Napoléon a pris son envol à Martigny.
Le nouveau Premier consul français a toujours été conscient de l’importance qu’il y avait pour lui de s’assurer la traversée des Alpes, et plus particulièrement du col du Simplon et de celui du Saint-Bernard. A cette fin, il entreprend de détacher le Valais de la République helvétique pour mieux le contrôler, d’abord comme république indépendante satellisée depuis le 5 septembre 1802, puis en l’annexant en décembre 1810 à la France sous la dénomination de département du Simplon. Dans la même perspective, Genève est intégrée à la France, le 15 avril 1798, et devient la préfecture d’un département du Léman. Cette ville se situe au départ d’une large voie d’eau bien navigable qui mène à l’entrée du Valais. Les Genevois devront attendre 1 8 1 3 , la bataille de Leipzig et les revers de Napoléon, pour entrevoir la fin d’une annexion non désirée. Ils conforteront alors leurs liens, afin de présenter un front commun aux troupes autrichiennes venues combattre des soldats français partis la veille. La Restauration de la République de Genève sera proclamée le soir du 31 décembre 1813. Le 1 juin suivant, deux compagnies de soldats heureux, fournies par Fribourg et Soleure, viendront dire aux Genevois en liesse que leur canton en élaboration sera le bienvenu dans la nouvelle Confédération helvétique.
Indépendants des Habsbourg mais contrôlés par la France
L’habitude est de considérer l’histoire de la Suisse par strates successives: Pacte de 1291, Traité de Westphalie en 1648, Constitution de 1848. La Paix de Westphalie, qui met fin à la guerre de Trente Ans entre catholiques et protestants, émancipe simplement du Saint Empire romain germanique les Ligues des Hautes Allemagnes, comme on appelait alors notre Confédération. Il s’agit seulement d’une liberté de fait. Les Habsbourg étaient loin d’avoir renoncé à toute idée d’hégémonie sur la Suisse. Son indépendance, enfin juridiquement reconnue avec clarté, sera le fait du Traité de Lunéville que le Premier consul Bonaparte impose aux Autrichiens le 9 février 1801. Le paragraphe 2 de son article II énonce que l’empereur d’Autriche cède à la République française le Fricktal et tout ce qui appartient à sa Maison sur la rive gauche du Rhin, entre Zurzach et Bâle, la France se réservant le droit de transférer ces territoires à la République helvétique, ce qu’elle accomplira sans tarder. Dès lors, l’Autriche agrée explicitement et sans réserve l’indépendance de cette nouvelle Suisse. Par contre, une clause secrète admet une prépondérance de la France envers la République helvétique.
Afin de ne pas donner l’impression de léser ses protégés, dont il a besoin, Bonaparte leur offre, en compensation du Valais qu’il est en train de leur soustraire, le Fricktal et ses deux districts du Laufenbourg et de Rheinfelden qu’il vient d’obtenir de l’Autriche. Ces territoires seront finalement attribués au canton d’Argovie nouvellement émancipé de Berne.
Douloureuse recherche d’une Constitution
La première Constitution de la République helvétique une et indivisible est alignée sur la Constitution française du 22 août 1795 dite de l’an III. Nous le savons, elle résulte d’un projet de Peter Ochs fortement rectifié dans un sens unitaire selon les directives de Bonaparte. Il s’agit d’une démocratie représentative dont les pouvoirs sont bien séparés: un exécutif collégial comprenant cinq membres, le Directoire; un législatif bicaméral composé d’un Sénat et d’un Grand Conseil; un Tribunal suprême exerce le pouvoir judiciaire. Cette Constitution de 1798 abolit toute distinction héréditaire, elle assure le principe d’égalité et met en évidence la liberté naturelle de l’homme. La nouveauté révolutionnaire est la réduction à l’état de simples circonscriptions administratives, électorales et juridictionnelles d’une vingtaine de cantons. Ceux-ci comprennent désormais d’anciens alliés: les Grisons, Saint–Gall et momentanément le Valais. Sont incorporés également d’anciens territoires sous sujétion : Vaud, Argovie, Thurgovie et le Tessin.
Bonaparte est parfaitement renseigné sur l’état d’esprit en Helvétie par ses services diplomatiques et par un réseau d’informateurs. Il prend conscience que le système unitaire en place ne convient absolument pas à ces anciens confédérés. Entre 1800 et 1802, cette République helvétique vit une période de troubles ; elle attend une réforme constitutionnelle. Pour répondre à ce besoin, le Premier consul rédige un projet dit « de Malmaison », du nom du château où il fut rédigé et où résidait Bonaparte. Le Valais n’étant plus compris, il institue dix-neuf cantons avec leur propre Constitution, des diètes cantonales, une diète générale, un sénat de 25 membres et un petit conseil de 4 membres seulement présidé par deux landammanns de la Suisse. Des élections à deux degrés sont prévues ; les municipalités nomment des électeurs et ceux-ci nomment les membres de la diète générale. Ce projet tient à préserver 1’ « unité du gouvernement dans tous les objets qui sont d’un intérêt général pour l’Helvétie ». Il supprime également toute distinction entre confédérés, alliés ou sujets. Un mode uniforme des conditions d’éligibilité est prévu pour toute l’Helvétie, les droits de bourgeoisie ou de souveraineté sont supprimés, ce qui provoquera des rancoeurs. Compromis entre le système centralisateur et les aspirations fédéralistes des Suisses, le projet de Malmaison est présenté aux autorités helvétiques par Bonaparte le 29 avril 1801; il ne sera jamais directement appliqué, mais il servira de base à l’élaboration du futur Acte de médiation de 1803 qui, lui, donnera trop d’autonomie aux cantons.
La Diète fédérale, agissant en qualité d’assemblée constituante, délibère sur ce projet de Malmaison en août 1801. Composée d’une majorité d’unitaires, elle le modifie pour le rendre conforme à leur conception. Les 27 et 28 octobre 1801, un coup d’Etat fédéraliste, inspiré par Bonaparte, écarte du pouvoir ces champions d’une république centralisée. Les nouvelles autorités fédéralistes refusent alors de négocier la cession du Valais. Agacé, le Premier consul français fomente encore un coup de force qui remettra en selle les unitaires le 17 avril 1802. Amadoués, ceux-ci rédigeront alors un nouveau projet de Constitution accordé à celui de Malmaison. Ses organes législatifs sont une Diète constituée des représentants des cantons et un Sénat désigné par la Diète; un Conseil d’exécution de trois membres dirige cette République. Ce projet est adopté par référendum au début juin 1802. C’est la première fois de son histoire que le peuple suisse se prononce sur un texte constitutionnel. Le scrutin révèle 92.423 non et 72.453 oui; cette seconde Constitution de la République helvétique est cependant acceptée, car il avait précédemment été décidé que les abstentions, au nombre de 167.172, seraient comptées comme acceptantes. De plus, cette Constitution homologue le détachement du Valais qui devient république indépendante satellisée à la France.
Pour démontrer son respect de l’indépendance des Suisses et du Traité de Lunéville, le Premier consul français retire ses troupes de la Suisse. En août 1802, les cantons de Suisse centrale font sédition contre la République helvétique. Il s’ensuit une guerre civile opposant unitaires et fédéralistes en septembre-octobre 1802. Le gouvernement de la République helvétique doit quitter Berne pour se réfugier à Lausanne. Une diète confédérale des cantons insurgés se réunit à Schwyz le 27 septembre. Pressentant le danger d’un éclatement de l’Helvétie et sa perte du contrôle des Alpes, le Premier consul français annonce sa médiation à Saint-Cloud, le 30 septembre 1802, et convoque, à Paris, une consultation (dite Consulta) des députés suisses. Trois jours après, les troupes fédéralistes battent celles de la République helvétique à Faoug. Le 9 octobre, un armistice est signé entre les belligérants à Montpréveyres. Les troupes françaises, commandées par le général Michel Ney, entrent à nouveau en Helvétie le 21 octobre 1802. Bonaparte apparaît comme le sauveur de la République helvétique.
Une médiation génitrice d’une Suisse moderne
Afin d’accomplir son rôle de médiateur, Bonaparte demande que des représentants du gouvernement helvétique, des cantons et des communes viennent à Paris pour consultation.
C’est au général Ney, devenu ministre plénipotentiaire de la République française auprès du gouvernement helvétique, qu’incombe le choix d’une soixantaine d’hommes compétents et modérés qui composeront cette consultation. En outre, tout citoyen helvète peut faire connaître son avis par écrit. En majorité, les fédéralistes refusent cette invitation ; ils craignent d’être placés devant un fait accompli, le Premier consul français se faisant reconnaître comme Président de la République helvétique, à l’exemple de la République italienne. Seuls une vingtaine d’entre eux iront dans la capitale française.
Quatre sénateurs français de haut vol assistent Bonaparte; ils seront la courroie de transmission. Ce sont François Barthélemy, ancien ambassadeur de France en Suisse; Jean Nicolas Demeunier qui, dans 1’ «Encyclopédie méthodique », a décrit les Etats du Corps helvétique sous l’Ancien Régime; Louis Roederer, un célèbre juriste du Consulat, et Joseph Fouché, l’ancien ministre de la police qui quadrilla la France et ses satellites d’un efficace réseau d’indicateurs.
La Consulta est informée, le 10 décembre 1802, des options constitutionnelles choisies par le Premier consul. Il dit entre autres:
(…) «La nature a fait votre Etat fédératif. Vouloir la vaincre ne peut être d’un homme sage.
Les circonstances, l’esprit des siècles passés, avaient établi chez vous des peuples souverains et des peuples sujets. De nouvelles circonstances et l’esprit différent d’un nouveau siècle, plus d’accord avec la raison, ont rétabli 1 ‘égalité de droits entre toutes les portions de votre territoire.
Plusieurs de vos Etats ont suivi pendant des siècles les lois de la démocratie la plus absolue,~ d’autres ont vu quelques familles s ‘emparer du pouvoir,(…)
Ce qui est en même temps le désir, 1 ‘intérêt de votre Nation et des vastes Etats qui vous environnent, est donc:
L ‘égalité de droits entre vos dix-huit Cantons;
Une renonciation sincère et volontaire aux privilèges, de la part des familles patriciennes;
Une organisation fédérative, où chaque Canton se trouve organisé suivant sa langue, sa religion, ses moeurs, son intérêt et son opinion.
La chose la plus importante, c ‘est de fixer l’organisation de chacun de vos dix-huit Cantons.
L ‘organisation des dix-huit Cantons une fois arrêtée, il restera à déterminer les relations qu ‘ils devront avoir entre eux; et dès lors votre organisation centrale, beaucoup moins importante en réalité que votre organisation cantonale. (…) Situé au sommet des chaînes de montagnes qui séparent la France, l’Allemagne et l’Italie, vous participez à la fois de l’esprit de ces différentes Nations.
La neutralité de votre pays, la prospérité de votre commerce et une administration de famille sont les seules choses qui puissent agréer à votre peuple et vous maintenir.»
Oeuvres de la Consulta et des quatre sénateurs français désignés, les Constitutions cantonales et la Constitution de la nouvelle Confédération, que l’on désigne par Acte fédéral, sont rédigées à la fin janvier 1803. Elles seront discutées et rectifiées par deux délégations de cinq membres représentant les partis unitaire et fédéraliste et par le Premier consul et ses quatre sénateurs assistants. La parfaite connaissance par Bonaparte des problèmes suisses fait l’admiration de ses interlocuteurs.
Le 19 février 1803, aux Tuileries, en présence des deux délégations suisses, le Premier consul français remet solennellement l’Acte de médiation à un Fribourgeois, le comte Louis d’Affry, qu’il vient de nommer, en accord avec la Consulta, premier Landammann de la Suisse nouvelle en tant que président de la Diète pour un an, ce qui fait de Fribourg le canton directeur de la Confédération pour le même laps de temps. Ce fils d’un franc-maçon illustre au service du roi de France est un rassembleur discret et efficace.
L’Acte de médiation comprend, nous l’avons vu, les dix-neuf Constitutions cantonales et l’Acte fédéral régissant l’organisation centrale de la Confédération. Les structures d’un Etat confédéral sont rétablies, mais sont maintenus les acquis sous la République helvétique: égalité de droit entre individus de même qu’entre entités territoriales. Ainsi, cet Acte de médiation est bien l’acte de naissance de territoires sujets devenus cantons à part entière, soit Vaud, Argovie, Thurgovie, Tessin, ainsi que le canton de Saint-Gali, créé avec des éléments disparates et soudé grâce à l’entregent et à la ténacité de Karl Miiller von Friedberg, personnalité originale et patriote de grand mérite. Quant aux Grisons, devenus «République souveraine des trois Ligues », ils entrent dans la Confédération helvétique également en 1803. Malgré les tentatives de conservateurs, entraînés par Berne, pour récupérer les anciens territoires sujets après la chute de Napoléon Ter, les vainqueurs de celui-ci maintiendront l’existence de ces nouveaux cantons dans la Confédération, état de fait conforté ensuite par les clauses du Pacte fédéral de 1815.
Les Constitutions cantonales sont à nouveau diverses. La démocratie directe et ses Landsgemeinde, dont les votes sont moins discrets que ceux aux bulletins secrets, est rétablie en Suisse centrale et orientale. Les autres cantons d’avant 1798 adoptent un régime représentatif censitaire à tendance oligarchique. Les nouveaux cantons choisissent la démocratie représentative censitaire.
L’Acte fédéral restitue la Diète; chaque canton n’y dispose que d’une voix, sauf ceux de plus de cent mille habitants, soit: Berne, Zurich, Vaud, Saint-Gall, Argovie et Grisons qui ont droit à deux voix. Le rôle de canton directeur alterne chaque année entre Fribourg, Berne, Soleure, Bâle, Zurich et Lucerne, dont le premier magistrat, nous le savons, revêt alors la charge de Landammann de la Suisse. Cet Acte fédéral rend aux cantons une autonomie beaucoup trop grande; il rappelle bien plus l’Ancien Régime que la Constitution établie par Bonaparte à Malmaison; avec son pouvoir législatif bicaméral et son pouvoir exécutif de quatre membres dont deux Landammanns, celle-ci apparaît mieux comme la matrice des projets qui mettront sous toit notre Constitution de 1848.
Une neutralité bienvenue
Bien que reconnue comme neutre, la Suisse doit fournir 12.000 hommes à la France pour les entreprises meurtrières de l’obsédé de la guerre qui la dirige. Ce contingent sera particulièrement décimé lorsque, sur les bords de la Berezina, ces Suisses doivent couvrir sa traversée par la Grande Armée en retraite.
Après la défaite de Napoléon à Leipzig, en octobre 1813, afin de nous dégager de la tutelle française, la Diète fédérale proclame notre neutralité absolue et la déchéance de l’Acte de médiation. Elle aura cependant l’intelligence d’en conserver les acquis essentiels, tels le découpage des cantons et l’égalité entre eux et entre les citoyens.
Grâce à l’habileté de ses diplomates, la Suisse fera reconnaître cette neutralité absolue par le Congrès de Vienne qui, de septembre 1814 à juin 1815, réorganise l’Europe d’après Napoléon et octroie à la Suisse trois nouveaux cantons: Genève, Valais et Neuchâtel (celui-ci n’obtiendra sa complète indépendance de la Prusse qu’en 1857).
La marche vers notre Constitution de 1848, naissance officielle de la Suisse moderne, est jalonnée par le Pacte fédéral de 1815, la révision constitutionnelle de 1832-33 et, malheureusement, la dissolution par les armes d’une ligue séparée (le Sonderbund) institué par les cantons catholiques en réaction contre des mesures anticléricales. Cependant ceux-ci étaient tous des partisans intransigeants d’une Confédération d’états plus autonomes opposés aux défenseurs de l’Etat fédératif progressivement établi.
Epilogue
On l’a dit, ceux qui oublient leur histoire sont condamnés à la revivre. Il convient donc de ne pas oublier les tragédies qui endeuillèrent les années de la République helvétique.
Un poète valaisan qui fut président du Grand Conseil de son canton en 1853, Charles-Louis de Bon, décrit ainsi la croix, dans le bois de Finges, érigée en souvenir des carnages consécutifs à des affrontements entre Haut-Valaisans et soldats porteurs des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité:
«Vous marquez de ce signe antique et vénérable
Les lieux dont la bataille ensanglanta le sable,
Le carrefour du meurtre et les gouffres des morts,
Et l’homme qui chemine au tournant des vallées,
A cet aspect voit fuir, sur leurs ailes troublées,
L ‘essaim des noirs démons.»
Ils sont nombreux, en Suisse, les endroits où sont évoqués de semblables cruautés. Ce Valais est bien à l’image de la Suisse d’alors; des régions comme le Bas-Valais, soumis jusque-là au Haut, s’accommodent assez bien de la présence armée française, alors que d’autres, à l’image du Haut-Valais, y résistent farouchement.
Cependant, cette République helvétique et l’Acte de médiation, qui est son point final, ont de multiples aspects positifs. Les transformations institutionnelles et le vrai remaniement territorial qui les accompagne ont permis l’émergence d’une Suisse moderne, équilibrée dans sa répartition cantonale, pourvoyeuse d’une vie communautaire assez harmonieuse et perfectible.
Le grand marionnettiste qui manipula les dirigeants de la République helvétique durant ses cinq années d’existence a sincèrement voulu une Suisse pacifiée, suffisamment forte pour défendre sa neutralité, mais pas trop afin de ne pas devenir un éventuel danger pour lui. Il est à l’origine de la mission qui nous sera confiée dès 1815: assurer la neutralisation armée des Alpes, ce qui nous vaudra de rester à l’écart de conflagrations mondiales douloureuses. Napoléon Bonaparte, homme de guerre, nous a quand même assuré une relative indépendance et la paix de 1803 à 1815, alors qu’en Europe des armées s’affrontaient et que plusieurs petits pays, comme la Belgique, disparaissaient. Ce calme précaire a néanmoins permis aux Suisses divisés de réapprendre à vivre ensemble. L’amélioration nécessaire des institutions issues de l’Acte de médiation pouvait, dès lors, être envisagée plus sereinement. Après avoir guidé les Helvètes vers une république très centralisée, Bonaparte les conduisit dans une direction trop opposée. Désormais, c’est aux Suisses de trouver le juste milieu. La Confédération helvétique s’élabore.
Aujourd’hui, le monde a bien changé; nos institutions doivent aussi s’adapter. Sachons, avec enthousiasme, accomplir nous-mêmes les rénovations nécessaires dans le respect de chacun. C’est le message pressant de nos Frères maçons de la République helvétique.
Gilbert C.